Niveau juridique : France
Lors du projet de loi de révision de la Constitution « Démocratie plus représentative, responsable et efficace » ont été déposé une série d’amendements visant à inscrire dans cette dernière la protection des « biens communs », au nombre desquels « les éléments indispensables à la vie – comme l’eau, la terre ou les semences. ».
Ces amendements ont été discuté lors de la séance publique du 13 juillet 2018.
Extraits de débats :
« Mme la présidente. Je suis saisie de quatre amendements, nos 1074, 1561, 1814 et 2353, pouvant être soumis à une discussion commune.
Les amendements nos 1074 et 1561 sont identiques, de même que les amendements nos 1814 et 2353.
La parole est à M. Michel Castellani, pour soutenir l’amendement no 1074.
M. Michel Castellani. Nous suggérons d’inscrire dans la Constitution le fait que la République protège et promeut les biens communs. Sur le fond, il nous semble que les éléments indispensables à la vie – l’eau, la terre et les semences – ne doivent pas être traités comme de banales marchandises, et qu’il est donc du ressort de l’État de garantir et de protéger ces biens collectifs. Nous sommes particulièrement sensibilisés au problème du foncier, terrain de combat entre terres naturelles, agricoles et susceptibles d’être urbanisées. La difficulté réside dans le fait que l’évolution du foncier relève fondamentalement du marché. Si l’on ne peut remettre en cause le droit de propriété, il n’en demeure pas moins que nous devons lutter contre la spéculation foncière. En Corse, nous sommes particulièrement sensibles à ce problème qui nous frappe chaque seconde. C’est pour cela, entre autres, que nous proposons cet amendement.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Félix Acquaviva, pour soutenir l’amendement identique no 1561.
M. Jean-Félix Acquaviva. Il est dans la lignée de ceux qui viennent d’être adoptés. Si ce débat s’invite au niveau du texte fondamental, c’est tout simplement parce que le système économique actuel procède à une marchandisation galopante de biens qui apportent des services vitaux de base aux populations : l’eau, la terre, les semences. Il nous semble important que la République progresse sur la question en inscrivant dans la Constitution le fait de garantir, protéger ou promouvoir ces biens communs, c’est-à-dire de rechercher, par la loi, les voies et moyens d’encadrer, pour des motifs d’intérêt général, leur gestion démocratique. Cela ne veut pas dire que l’on met en cause le droit de propriété, mais il faut trouver un équilibre pour faire en sorte que les ruptures graves auxquelles on assiste, avec l’ensemble de leurs conséquences sociales, économiques et environnementales préjudiciables, voient un terme grâce à la volonté politique manifestée dans la loi.
Mme la présidente. La parole est à Mme Cécile Untermaier, pour soutenir l’amendement no 1814.
Mme Cécile Untermaier. Il est défendu.
Mme la présidente. La parole est à M. Moetai Brotherson, pour soutenir l’amendement no 2353.
M. Moetai Brotherson. Nous proposons de donner une consécration constitutionnelle à la notion de biens communs car il faut remettre en cause la place qu’occupent aujourd’hui le droit de propriété et la liberté d’entreprendre, qui n’ont plus de limites. Depuis plusieurs années, le Conseil constitutionnel censure les articles des projets de loi environnementaux ou sociaux sous prétexte d’atteinte à la sacro-sainte liberté d’entreprendre ou au droit de propriété. Dans un contexte de mondialisation des marchés et de capacité d’intervention des États limitée, les profits et la compétitivité passent devant la protection des biens environnementaux, sanitaires, éducatifs ou culturels, au seul bénéfice d’une poignée d’individus, d’une oligarchie qui pense que la richesse est un gâteau dont on peut se gaver impunément. La liberté d’entreprendre et le droit de propriété rencontrent pourtant pour limite évidente le bien collectif.
Comme le disait le poète et philosophe latin Lucrèce, la vie n’est pas donnée en propriété à personne, mais en usage à tous. Thomas d’Aquin affirmait de son côté que, dans la nécessité, tous les biens sont communs. Il existe des biens qui, par nature, doivent échapper à toute forme d’appropriation privative, et doivent au contraire être mis à la disposition de tous : il s’agit de tous les biens nécessaires à la satisfaction des besoins essentiels de la personne humaine.
C’est pourquoi nous proposons, par cet amendement, que la Constitution vise explicitement les « biens communs mondiaux ». Cette expression désigne, depuis plusieurs années, des enjeux cruciaux à l’échelle de la planète pour le maintien et l’amélioration de la vie humaine : l’environnement, l’eau, la santé, la biodiversité, la sécurité, tous biens dont la régulation à l’échelle nationale comme internationale représente un enjeu de justice et d’équité majeur. Notre pays s’honorerait donc en faisant figurer les biens communs dans sa loi fondamentale.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
M. Richard Ferrand, rapporteur. Avis défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Avis défavorable.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Christophe Lagarde.
M. Jean-Christophe Lagarde. Je renouvelle l’alerte que j’ai lancée hier. La Constitution est une norme que le juge constitutionnel interprète en permanence. Avec tout le respect que je leur dois, les neuf personnes qui composent le Conseil constitutionnel, sont censées être les sages de notre République,…
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Qui le sont !
M. Jean-Christophe Lagarde. …ont cependant leurs convictions. C’est pourquoi, en ajoutant à la Constitution des principes aussi indéfinis, aussi généraux, aussi largement interprétables que la préservation des biens communs, mondiaux ou non, on transférerait le pouvoir aux juges.
J’ai entendu tout à l’heure M. Acquaviva demander si la République acceptera de progresser en protégeant les biens communs. Mais je ne suis pas certain qu’elle progresserait si nous adoptions ce type d’amendements ; en tout cas, la démocratie régresserait, car ce ne serait plus à nous de définir ce qu’est un bien commun : ce serait le juge qui déciderait. Si vous voulez vraiment inscrire la protection des biens communs dans la Constitution, il faudrait donc faire la liste de tout ce que vous estimez être un bien commun.
D’une façon générale, au-delà de ces amendements, je pense que nous devons veiller à ne pas transférer notre pouvoir vers la rue de Montpensier, c’est-à-dire vers les sages du Conseil constitutionnel, ce que nous n’avons que trop fait ces dernières années. J’ai entendu dire à plusieurs reprises, au cours de nos débats, que nous devrions nous protéger par avance des changements que les futures majorités pourraient décider. Mais les changements de majorité, c’est précisément le cœur de la démocratie !
M. Guillaume Larrivé. Très bien !
M. Jean-Christophe Lagarde. C’est donc ici, au Parlement, que le pouvoir doit résider : il ne faut pas, par idéologie, le transférer ailleurs.
M. Guillaume Larrivé. Très bien !
M. Jean-Christophe Lagarde. Je crois que ce serait là du mauvais travail !
Mme la présidente. La parole est à M. François Ruffin.
M. François Ruffin. Monsieur Lagarde, j’ai été sensible à l’alerte que vous avez lancée hier sur ce sujet. Mais, sur ces amendements, je trouve que vos arguments sont – pour le dire avec mes mots – à côté de la plaque. Il est vrai qu’aujourd’hui, les sages de la rue de Montpensier, comme vous dites, exercent un pouvoir politique sous couvert de considérations juridiques. En particulier, ils font primer la liberté d’entreprendre, qui ne figure même pas dans la Constitution, sous prétexte de protéger le droit de propriété. De ce point de vue, les décisions du Conseil constitutionnel ne sont pas équilibrées.
C’est précisément pour cela que l’introduction dans la Constitution de la notion de bien commun, largement reconnue par un certain nombre de juristes au niveau international, rééquilibrerait notre système juridique, en évitant que le droit de propriété et la liberté d’entreprendre passent devant les autres droits, pour des raisons politiques déguisées en motifs juridiques.
J’ai assisté à la conférence de presse organisée par Dominique Potier sur la question des biens communs et je viens d’entendre Moetai Brotherson s’exprimer sur ce point. La grande question qui se posait aux générations précédentes en matière constitutionnelle, c’était de se prémunir contre la toute-puissance du pouvoir public, de lutter contre l’éventualité d’un régime totalitaire, que ce soit sous sa forme fasciste ou communiste. Aujourd’hui, l’œuvre constitutionnelle que nous devons accomplir, c’est nous préserver de la toute-puissance des multinationales, du secteur privé. C’est dans ce domaine que le politique doit poser des limites !
En l’occurrence, introduire les biens communs dans la Constitution, ce n’est donc pas confier davantage de pouvoir au Conseil constitutionnel, mais au contraire lui en retirer.
M. Éric Coquerel. Très bien !
M. Jean-Christophe Lagarde. Mais il faudrait définir ce qu’est un bien commun !
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Félix Acquaviva.
M. Jean-Félix Acquaviva. Je suis très heureux d’entendre, pour la deuxième ou troisième fois, que les juges du Conseil constitutionnel donnent des avis d’opportunité politique :…
M. Jean-Christophe Lagarde. Ben oui !
M. Jean-Félix Acquaviva. …cette remarque vaut son pesant d’or, et elle vaut ou vaudra peut-être aussi pour d’autres débats, passés ou à venir…
J’ai bien compris votre raisonnement juridique, monsieur Lagarde, mais je regrette qu’il n’y ait pas de débat de fond sur les biens communs.
M. Jean-Christophe Lagarde. Donnez une définition satisfaisante de ce qu’est un bien commun, et on en reparlera !
M. Jean-Félix Acquaviva. Nous avons longuement débattu du changement climatique, nous avons parlé de la question des frontières, nous avons comparé la portée des verbes « agir », qui implique une obligation de moyens, et « assurer », qui renvoie à une obligation de résultat : sur tous ces points, nous avons eu un débat fécond. En revanche, sur les biens communs – l’eau, le foncier, les semences –, sujet de rupture avéré, nous n’avons pas eu un débat aussi approfondi. Au-delà de la mécanique juridique, j’aurais aimé entendre des propositions de fond sur ce problème actuel d’une aussi grande acuité que le changement climatique, dont les populations souffrent chaque jour et sur lequel il y aura des combats écologiques et politiques.
(Les amendements identiques nos 1074 et 1561 ne sont pas adoptés.)
(Les amendements identiques nos 1814 et 2353 ne sont pas adoptés.) »
Lien vers le compte rendu de la séance ici