Du singulier au collectif

Agriculteurs et objets de la nature dans les réseaux d’agricultures « alternatives »

Élise Demeulenaere et Frédéric Goulet,

La dernière décennie a vu émerger différents courants ou mouvements agricoles se revendiquant d’une alternative à ce qui est couramment dé-

1 crit comme un modèle industriel, productiviste et intensif . Ces « alter-

natifs » s’ancrent dans une critique d’un modèle de développement hérité des modernisations et révolutions vertes, fondé notamment sur le développement des sciences et des techniques (Busch et Lacy, 1983). Ces mouvements et les agriculteurs qui leur donnent corps mettent en avant un moindre recours aux techniques modernes et, en corollaire, un retour de la nature au cœur des systèmes productifs (Goulet, 2010). Cette dernière, avec sa complexité et sa diversité, est vue comme une richesse pour l’agriculture, plutôt que comme une contrainte qu’il s’agirait de discipliner. Les mécanismes naturels sont ainsi envisagés par les promoteurs de ces agricultures comme des sources de progrès ; les techniques ne sont valorisées qu’en ce qu’elles permettent l’expression, l’accomplissement de la nature (Heidegger, 1958). Des mouve- ments comme l’agriculture biologique, l’agriculture intégrée et raisonnée, ou encore l’agriculture de conservation, même s’ils recouvrent des réalités tech- niques et politiques souvent contrastées, sont au cœur de ces dynamiques. Ces mouvements et les pratiques sur lesquelles ils s’appuient soulèvent des questions importantes pour les chercheurs en sciences sociales qui s’intéressent à la production des connaissances et des innovations en agriculture. Le modèle industriel, par l’importance qu’il accordait à la productivité, à la prévisibilité, à la stabilité des récoltes s’est construit sur une « agronomie de l’artificialisation » (Bonneuil et al., 2006). Les techniques agricoles prescrites et les artefacts associés (engrais, pesti- cides, machines, variétés améliorées…) devaient être conçus en milieu contrôlé, puis diffusés pour une application à grande échelle dans des champs appelés à s’aligner sur les standards de la station agronomique. Ce modèle d’innovation souvent qualifié de fordiste institutionnalisait un partage des tâches entre scientifiques chargés de concevoir les inno- vations, vulgarisateurs chargés de les diffuser, et agriculteurs censés les adopter. Mais qu’en est-il de cette chaîne de production des connais- sances, quand l’artificialisation des milieux et la standardisation des pra- tiques sont remises en question ? Qu’en est-il quand le complexe, la diversité et l’imprévisibilité de la nature sont érigés en nouveaux piliers de l’efficacité ? Quelles formes de collectifs émergent et se construisent autour de ce retour en grâce de la nature ?

Certains travaux sur l’émergence de modèles agricoles alternatifs ont dé- fendu que l’innovation écologique ne pouvait advenir sans une mutation épistémique qui remettrait les agriculteurs au centre de la production de connaissances (Kloppenburg, 1991 ; Warner, 2006), contribuant ainsi à alimenter l’idée d’un couplage entre production des innovations tech- niques et formes de l’action collective (Aggeri et Hatchuel, 2003). L’objec- tif de cet article est de caractériser le couplage qui lierait écologisation de l’agriculture et organisation en réseau des agriculteurs qui la promeuvent. Il s’agit plus précisément d’étudier en quoi le statut central de la nature dans ces pratiques agricoles transforme les collectifs au travail ainsi que les lieux et formes de production des connaissances. Nous nous pencherons plus particulièrement sur la place adoptée par les agriculteurs dans les col- lectifs étudiés2, ceux-ci se positionnant au cœur des innovations et au plus près du travail avec la nature3. Nous nous intéresserons pour cela à deux mouvements qui marquent depuis le début des années 2000 l’agriculture française. Le Réseau Semences Paysannes et les collectifs de promotion des techniques sans labour (aussi appelées techniques d’agriculture de conservation) se caractérisent par leur critique respective de deux piliers de la modernisation de l’agriculture – l’amélioration des plantes et la mé- canisation – et par leur attention renouvelée aux semences et aux sols4. Après avoir présenté dans une première partie de l’article les principales caractéristiques de ces deux mouvements, nous montrerons dans une se- conde partie la dimension centrale qu’occupe pour chacun d’eux la reven- dication d’une singularité des agriculteurs et des objets qu’ils manipulent. En nous interrogeant sur les formes de collectifs à même de relier ces singularités, nous monterons dans une troisième partie la saillance (autant pour les chercheurs que pour les acteurs eux-mêmes) de la figure du réseau pour qualifier les formes d’agencements entre les entités constitutives de ces mouvements.

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Références complètes

ENS Cachan | Terrains & travaux 2012/1 - n° 20 pages 121 à 138 ISSN 1627-9506

www.cairn.info/revue-terrains-et-travaux-2012-1-page-121.htm