L’évolution de la réglementation internationale : vers une remise en cause des semences paysannes ou du privilège de l’agriculteur

Laurence Boy,

Malgré l’affirmation de la liberté de concurrence et l’hostilité de nombreux économistes du XIXème siècle au système des brevets1, c’est un discours « propriétariste » qui a prévalu en Europe et aux Etats-Unis contribuant à l’institutionnalisation de la propriété intellectuelle, notamment du brevet2. Diverses versions ont pu être présentées de cette vision. Dans la plus radicale, le droit de l’inventeur sur sa création est un droit naturel, antérieur et donc supérieur au droit objectif. On trouve des traces de ce courant aujourd’hui dans des thèses plaidant pour le rejet de l’application éventuelle de la théorie des facilités essentielles aux propriétés intellectuelles, lesquelles seraient tellement liées à l’essence humaine qu’elles échapperaient à cette dernière. Dans une version plus nuancée et qui semble dominante aujourd’hui dans les pays développés, la protection par l’octroi d’un monopole à l’inventeur serait justifiée d’un double point de vue. Les inventions nouvelles, profitant à l’ensemble de la société, il est normal que la société récompense les inventeurs pour le fruit de leur labeur et de leur créativité par l’octroi de droits d’appropriation privative. Afin d’encourager les innovations, le système juridique doit octroyer des monopoles temporaires qui sont, certes, des atteintes la libre concurrence mais justifiées, in fine, en tant qu’instrument de politique publique d’encouragement à l’innovation. Il s’agit d’accepter momentanément des coûts élevés parce qu’il faut encourager la recherche. Ce discours est particulièrement mobilisé aujourd’hui par de nombreuses industries (biotechnologies notamment) qui mettent en avant les coûts exponentiellement élevés de la recherche et développement3. Les droits exclusifs conférés par la propriété industrielle, en échange de l’obligation de divulguer publiquement l’invention, favoriseraient la dynamique de l’innovation et seraient conformes à l’utilitarisme.

Les droits contemporains des propriétés industrielles s’appuient sur ces principes combinés du « propriétarisme » et de l’utilitarisme, même si ces derniers temps l’accent est mis par certains sur les coûts sociaux engendrés par les propriétés intellectuelles. En outre, on assiste à une harmonisation des systèmes nationaux du fait des pressions des firmes transnationales et de la conclusion de traité internationaux. Si la communauté des juristes et des économistes s’entend pour relever la nécessité d’une coopération internationale, force est de constater que l’asymétrie des intérêts des Etats et surtout de leur poids économique ne conduit pas toujours, loin s’en faut, à des relations équilibrées. Le droit de la propriété industrielle a longtemps été perçu comme le droit d’un « club » fermé entre partenaires développés et de poids équivalents4. Aujourd’hui la question est saisie par l’ensemble des Etats de la planète dont les cultures et les niveaux de développement sont très différents. Par ailleurs, on constate que dans les phases de développement économiques de tous les pays, la copie a toujours été le moteur premier. Ce n’est que lorsque la société est parvenue à un stade d’industrialisation avancé qu’apparaissent les propriétés industrielles. À tous ces égards, les oppositions d’intérêts entre Etats sont aujourd’hui exacerbées et se manifestent dans les positions avancées dans les instances internationales.

Assez tôt des arrangements de collaboration et des traités multilatéraux ont été adoptés5 entre pays développés. Dans les années 1980, c’est de la part des Etats-Unis qu’est venue la volonté profonde de faire adopter des règles internationales précisant ce qu’il fallait entendre par « protection efficace et suffisante »6. C’est la raison pour laquelle ils proposèrent dès 1986 d’inclure les questions de propriété intellectuelle dans le cycle de négociation du GATT qui débutaient. En 1994, l’accord sur les ADPIC fut finalement « imposé » malgré le manque d’enthousiasme originel de l’U.E. et du Japon7 et surtout l’opposition ferme de nombreux pays en développement8. Signé par 124 pays, il a traduit l’incontestable succès de la politique commerciale américaine qui avait stratégiquement choisi ce cadre de discussion, axé sur la libre circulation des marchandises, plutôt que l’ONU et la CNUCED qui faisaient, selon eux, la part trop belle aux pays en développement9. L’hégémonie américaine10 à laquelle s’est ralliée l’Europe s’est traduite par l’imposition générale (avec des périodes d’adaptation) des règles du droit des brevets visant cependant la possibilité d’adopter des dispositions sui generis en ce qui concerne la protection des végétaux. Il y avait là une référence, formellement implicite mais explicite pour tous, aux règles adoptées par l’UPOV (Union Internationale pour la Protection des Obtentions Végétales). Il convient de prendre conscience, en effet, du rôle des conventions UPOV dans les stratégies des acteurs en matière de protection des obtentions végétales. La matière du « privilège de l’agriculteur » en droit international est d’une complexité aujourd’hui rarement égalée. Les textes internationaux se superposent et doivent se combiner entre eux, sans compter que tous ceux-ci offrent des versions différentes selon leurs dates de signature. Cet ensemble complexe doit aussi être mis en perspective avec les textes régionaux et nationaux, sans compter leur compatibilité problématique avec d’autres accords OMC, comme l’accord SPS qui touche à de nombreux égards au droit des protections végétales. Les enjeux ne peuvent se comprendre qu’à l‘aune de la puissance acquise par les semenciers et des besoins des PVD et PMA11.

Ce sont les accords APIC – l’un des accords de Marrakech de 1994 - qui ont posé au niveau véritablement international les bases de la protection des inventions touchant les végétaux que ce soit sur le modèle du brevet ou celui d’une protection sui generis. Trouvant la généralisation de ces modèles trop lente, les Etats-Unis et l’Europe ont abandonné le terrain de l’OMC pour celui du bilatéralisme qui leur permettait d’imposer leurs modèles respectifs. Ces derniers temps les pays en développement ont réagi et montrent, depuis la Conférence de Doha une volonté de négocier dans le cadre de l’OMC mais dans un cadre rénové du point de vue de son corpus juris.

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Références complètes

Revue Internationale de Droit Economique, p. 293-313